Andromaque (Racine)
Résumé : Oreste, le fils d’Agamemnon, est envoyé par les Grecs à Buthrote pour demander à Pyrrhus, fils d’Achille et roi d’Épire, qu’il lui livre Astyanax, le fils de sa captive troyenne Andromaque, veuve d’Hector. Or Pyrrhus aime Andromaque et délaisse sa fiancée Hermione, fille d’Hélène. Pour Oreste, qui n’a cessé d’aimer en vain Hermione, l’espoir renaît. Pyrrhus s’est opposé à la demande d’Oreste, mais exige d’Andromaque, pour prix de la sécurité de son fils, qu’elle l’épouse (Acte I).
Ce récit d’exposition sert à rentrer dans les détails de
deux aspects : les actions légendaires et leurs répercussions dans la
psychologie de celui qui est à la fois protagoniste et narrateur, afin
de comprendre la situation dans laquelle se joue le drame.
Le récit évolue en 7 parties :
TIRADE
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DECOUPAGE
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| T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs? Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs. Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille, Tu vis mon désespoir; et tu m’as vu depuis (5) Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis. Je te vis à regret, en cet état funeste, Prêt à suivre partout le déplorable Oreste, Toujours de ma fureur interrompre le cours, Et de moi-même enfin me sauver tous les jours. (10) | 1) IMPLICATION DE PYLADE DANS LE RECIT Accents lyriques et pathétiques : les premiers mots d’Oreste relèvent de la confidence intime sur soi, au travers d’une question rhétorique suivie de deux métaphores clichés de l’amour, alors que "mon cœur" était une métonymie des sentiments. Il confie que son "désespoir" est lié à son implication dans la guerre de Troie : en effet en nommant v 3 le frère d’Agamemnon, qui est donc son oncle, il l’accuse d’une décision qu’il juge injuste à son égard, lors qu’elle a récompensé "Pyrrhus, vengeur de sa famille". Il faut en effet rappeler que ce fut l’un des guerriers enfermés dans le cheval de Troie, pillant la ville et tuant le vieux Priam dans le temple de Zeus ; bref, autant d’exploits de ce héros Grec, donc rival d’Oreste. L’enjambement des v 5-6 donne alors de l’ampleur, avec la polysyndète ("et, et..."), à la durée continuelle de l’abattement du locuteur, consécutif au choix du père d’Hermione. Toutefois Oreste fait preuve d’altruisme et de gratitude pour compatir à la fidélité et au soutien dont a témoigné son ami Pylade (l’interlocuteur) : avec l’adverbe "Toujours", on retrouve l’expression de la durée continuelle, accentuée par le rythme ternaire des infinitifs : "suivre", "interrompre", "sauver". En se mettant à distance par le fait de parler à la 3ème personne en disant son nom, il montre que, sous le coup du dépit amoureux, il n’était plus lui-même. |
| Mais quand je me souvins que parmi tant d’alarmes Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes, Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris Voulut en l’oubliant punir tous ses mépris. Je fis croire et je crus ma victoire certaine; (15) Je pris tous mes transports pour des transports de haine. Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits, Je défiais ses yeux de me troubler jamais. Voilà comme je crus étouffer ma tendresse. | 2) LA JALOUSIE Le deuxième élément perturbateur est clairement formulé au v 12 : la réciprocité des sentiments de la fille d’Hélène pour le fils d’Achille, ce qui exclut le fils d’Agamemnon. L’interpellation du confident "Tu sais" amorce une franche introspection pour expliquer comment cette déception s’est transformée en relation polémique envers celle qu’il aime : champ lexical "courroux", "punir", "mépris", "transports de haine", "détestant". La répétition du verbe croire V 15 et 19 montre à la fois sa tromperie et sa prise de conscience de son illusion passée ; il contraste avec le savoir fiable de son ami. |
| En ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce, (20) Et je trouvai d’abord ses princes rassemblés, Qu’un péril assez grand semblait avoir troublés. J’y courus. Je pensai que la guerre et la gloire De soins plus importants rempliraient ma mémoire; | 3) RETOUR AUX AFFAIRES Ayant retrouvé une forme d’impassibilité, le locuteur énumère la succession de ses actions militaires, au passé simple. Leurs enjeux dans son esprit, qui lui font oublier un autre "trouble", le sien, amoureux (v 18), renforcent le registre épique. Il se présente en effet tel un héros, similaire mais opposé à Pyrrhus. Cela dynamise le récit, comme le souligne la mise en relief de la courte phrase "J’y courus." qui hache l’alexandrin. |
| Que mes sens reprenant leur première vigueur, (25) L’amour achèverait de sortir de mon cœur. | L’hypothèse irréelle au conditionnel comporte des accents lyriques par l’opposition entre les sensations belliqueuses et l’affect amoureux qu’elles ne peuvent pas faire oublier. |
| Mais admire avec moi le sort dont la poursuite Me fit courir alors au piège que j’évite. J’entends de tous côtés qu’on menace Pyrrhus; Toute la Grèce éclate en murmures confus; (30) On se plaint qu’oubliant son sang et sa promesse Il élève en sa cour l’ennemi de la Grèce, Astyanax, d’Hector jeune et malheureux fils, Reste de tant de rois sous Troie ensevelis. J’apprends que pour ravir son enfance au supplice (35) Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse, Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras, Sous le nom de son fils fut conduit au trépas. On dit que peu sensible aux charmes d’Hermione Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne. (40) | 4) UN ENNEMI COMMUN Prenant à parti son interlocuteur, Oreste se réfère à un élément fondamental de la tragédie, cette force d’origine divine à laquelle il tente résister par son intelligence. Il s’agit du "sort" de son "rival", cette fois détesté non plus par le seul narrateur, mais par tout un peuple. Le changement de temps au milieu du v 28, présent narratif contre passé simple, qui distingue deux moments, crée du suspense. Oreste rentre alors dans les explications de cette trahison dont s’est rendu coupable le fils d’Achille, en aimant "ailleurs", du côté de la troyenne ennemie, éponyme de la tragédie. "On se plaint, J’entends... qu’on..., J’apprends que, On dit que" : le pronom indéfini et les verbes d’information permettent la transmission des connaissances historiques, aussi bien au héros qu’à son confident et aux spectateurs. L’enjambement des v 39-40 met en valeur la conclusion cruciale implicite : la place est peut-être enfin libre pour Oreste, et fait renaître son espoir d’un retour d’affection de la part d’Hermione. |
| Ménélas, sans le croire, en paraît affligé, Et se plaint d’un hymen si longtemps négligé. Parmi les déplaisirs où son âme se noie, Il s’élève en la mienne une secrète joie: Je triomphe; et pourtant je me flatte d’abord (45) Que la seule vengeance excite ce transport. | Les protagonistes de la guerre de Troie sont omniprésents, avec cette pression parentale que fait peser l’oncle sur sa fille v 42. Oreste se définit par opposition, ici vis-à-vis de Ménélas, dans un chiasme remarquable : "les déplaisirs - où son âme se noie - il s’élève en la mienne - une secrète joie" (ABBA). De même envers le traître dont il "triomphe" : le malheur de ces deux font son bonheur. |
| Mais l’ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place: De mes feux mal éteints je reconnus la trace; Je sentis que ma haine allait finir son cours, Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours. (50) | 5) L’OBSESSION AMOUREUSE Sa victoire sur les hommes contraste avec sa défaite face à celle qu’il ne peut s’empêcher d’aimer, malgré sa trahison (au v 12) : telle est la loi de la passion racinienne. Le parallélisme antithétique des v 49-50 met en évidence la versatilité des sentiments du locuteur. |
Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage. On m’envoie à Pyrrhus; j’entreprends ce voyage, Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras Cet enfant dont la vie alarme tant d’Etats. | 6) LA MISSION Sur le registre épique, le narrateur reprend l’énumération de ses péripéties, qui font de lui un protagoniste majeur (il se valorise). Ce qui passe ici pour une rétrospection est en fait une anticipation, puisque dans la suite de la pièce (Acte II), c’est Hermione qui l’enverra voir Pyrrhus afin qu’il lui livre Astyanax, le fils de la captive. Le récit d’exposition sert donc moins de rappel que d’annonce. Or cette mission politique n’a d’autre motivation que la renaissance de l’amour pour "l’ingrate". Cela met au premier l’analyse psychologique que le locuteur fait de lui-même. |
| Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse, (55) Au lieu d’Astyanax, lui ravir ma princesse! Car enfin n’attends pas que mes feux redoublés Des périls les plus grands puissent être troublés. Puisque après tant d’efforts ma résistance est vaine, Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne. (60) J’aime: je viens chercher Hermione en ces lieux, La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux. | 7) PASSION FATALE L’expression des sentiments du narrateur fait l’objet de tout le final de la tirade, de façon bien plus optimiste que son "désespoir" initial. Il avoue ainsi sans scrupules vouloir détourner sa mission - devenant ainsi traître à son tour - en faisant un échange d’enlèvement, à son profit : v 56. Prenant à témoin Pylade, qu’il interpelle à l’impératif ("n’attends pas"), Oreste affirme ici qu’il est prêt à risquer sa vie pour celle qu’il aime. Tel est ce "piège" dans lequel il retombe, en disant au v 28 qu’il "l’évite" : mais pour l’heure, dans cette exposition, rien ne nous dit que ces "feux" dont il brûle sont un "venin" pour lui... Le v 60 conclut sur le thème de la fatalité - nécessaire au registre tragique - qui s’exprimait v 27 par la "poursuite du sort" : la passion est plus forte que le devoir ; tel est le concept qui distingue Racine de Corneille (Le Cid, Horace, où le devoir familial prime tout). En sorte que le dernier distique v 61-62 met en relief par ses coupes la force de la passion. Et au premier infinitif répondent les trois suivants, qui sont autant d’options dramatiques pour la suite de la pièce, créant ainsi le suspense, dans un rythme ternaire en 3/3/6. |
Finalement, il apparaît que cette déclaration très poétique, à la
chute, renoue avec la "flamme" dont il pouvait parler au début, grâce à
la situation interlocutive avec le confident ; entretemps les
souffrances se sont accumulées, au gré des événements politiques liés à
la guerre de Troie, dans lesquels Oreste fut partie prenante. Ces deux
aspects, sentimental et actif, en tant que protagoniste majeur, semblent
lui conférer le statut de héros, dès cette cette scène introductive.
Mais le "triomphe" dont il s’enorgueillit n’est qu’une illusion. Oreste
n’est pas éponyme de la pièce, contrairement à la captive troyenne, qui
en est l’enjeu central. De même Phèdre et Iphigénie donnent-elles la
primauté aux femmes victimes, toujours d’une fatalité. Il reviendra
ainsi à Pylade de conclure, en montrant la victoire d’Andromaque et la
folie de son ami Oreste, dû à son obsession d’Hermione. Car celle-ci
n’est déjà pour lui, en ce début de pièce, qu’une "ingrate", qu’il faut
forcer ou pour qui il faut "mourir à ses yeux" ; on voit bien ici quelle
fut la radicale nouveauté de cette tragédie, lui attirant une cabale :
une conception cruelle et tyrannique de l’amour. En outre la tirade
d’Oreste montre que l’intrigue repose de façon macabre sur le souvenir
d’un cadavre (Hector), qui contribue à la destruction des valeurs
chevaleresques.