Arthur Rimbaud

Présentation de Rimbaud

Poème n°1

Le Mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
 Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
 Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
 Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

 Tandis qu'une folie épouvantable broie
 Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
 Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… –

Il est un Dieu qui rit aux nappes damassées
 Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
 Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

 Et se réveille, quand des mères, ramassées
 Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
 Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !


Poésies, 1870 


Introduction

 
Extrait du recueil Poésies en 1870. "Le Mal" est un sonnet classique, en alexandrins, composé de deux parties : deux quatrains et deux tercets. Rimes ABAB dans les quatrains, rimes CDD dans les tercets.

Arthur Rimbaud est un poète révolté. C'est aussi un fugueur. Il a été élevé dans la religion catholique avec sa mère. Etant forcé à aller à la messe le dimanche, il pose aussi un regard critique sur la Bourgeoisie.

 La guerre éclate en 1870 * et il dit que c'est le mal. Il accuse les hommes politiques d'être responsables de la mort des hommes et complices de la religion.

* NB : Cette guerre (que perd Napoléon III) est considérée par le chancelier Otto von Bismarck comme une réponse à la défaite prussienne lors de la bataille d'Iéna de 1806 contre l'Empire français (Napoléon Bonaparte). Vengeance.

 

Corrigé vers après vers de "Le Mal" :

Au début le poème est axé sur la guerre, puis bascule sur la religion (chrétienne) et le sacré et enfin sur ses conséquences familiales.

1871 : guerre franco-prussienne ("casques à pointe") - Bismarck

Le titre m'inspire l'idée de douleur, et de personnification (majuscule "Mal") = Satan

vers 1  = sang + fusils, mitrailleuses : la propulsion s'exprime par une métaphore d'irrespect, de salissure - un début très violent

"Tandis que" = subordonnée de simultanéité

vers 2 = jeu de couleur (impression d'être devant un tableau bicolore) qui passe de la violence à la paix du bleu ciel

de même on passe du visuel (couleurs) à l'auditif ("sifflent")

il y a un changement de perspective entre la guerre, sur terre, et l'infini qui fait passer dans l'au-delà (champ lexical religieux).

un poème contre ceux qui envoient la "chair à canon" se faire massacrer = un poème pacifiste

vers 3 = Le tableau devient tricolore avec les deux types d'uniformes ; il ne peut s'agir ici que du roi de Prusse Guillaume 1er ; sa moquerie des combattants (surtout ennemis) rejoint le thème du mépris : voir le mot "crachats" 

vers 4 = On note ici l'hyperbole de la métaphore de l'avalanche destructrice, tant les Prussiens étaient puissants ; "le feu" = métonymie pour les armes à feu = thème des flammes de l'Enfer (voir le satanisme du titre Le Mal)

vers 5 : "folie" = sont accusés les chefs qui ont déclaré la guerre en général ; en outre le verbe broyer aux sonorités agressives (BR) insiste sur l'atrocité de l'affrontement.

Le vers 6 aboutit en fin de vers à une métaphore dévalorisante puisque "tas fumant" fait penser à du "fumier" (passez-moi l'expression) : c'est encore irrespectueux (malsain).

(l'expression "cent milliers d'hommes" est un euphémisme puisque les chiffres officiels sont de 800 000 soldats au total).

Anaphore de la conjonction de subordination ("tandis que") pour allonger la phrase, énorme, sur l'espace des 2 quatrains.

vers 7 : le tiret exprime l'opinion du poète, qui s'apitoie sur le sort des cadavres (que les "mères" viendront identifier) -> registre pathétique

Avec l'apostrophe "Nature!" les mots "herbe" et "morts" (+ saison) font référence au poème célèbre "Dormeur". On note l'antithèse "morts" (tristesse) vs "été" (joie), toujours avec une anaphore (préposition "dans" 3 fois).

vers 8 : "ô toi" = vénération d'une déesse -> registre laudatif (= louange dans cette apostrophe)


..... à suivre...


Introduction : En 1870, une guerre éclair contre la Prusse secoue la France. Ce conflit sanglant conduit le second empire à son terme après la célèbre défaite de Sedan. La même année, le jeune poète Arthur Rimbaud, tout juste âgé de 16 ans, fugue pour la première fois de chez lui. Fervent opposant à Napoléon III, il est choqué par les terribles nouvelles qu’on rapporte du front. Pour lui, cette guerre est inhumaine, abjecte et insensée. Or, ce n’est qu’une partie des révoltes qui couvent chez Arthur Rimbaud à cette époque. Le jeune homme rêve de liberté : il veut renouveler la poésie, le langage, il refuse la guerre, le consensus religieux aveugle autour de l’Église catholique.
Le poème « Le Mal » se trouve dans la première partie du premier recueil d’Arthur Rimbaud : Cahier de Douai. Ce recueil dont Rimbaud écrit les poèmes à l’occasion de ses fugues en 1870 ne sera publié qu’après sa mort, en 1919. Ce sonnet brutal, cynique et irrévérencieux illustre parfaitement la révolte d’un adolescent refusant de se laisser enfermer dans la folie d’une société guerrière. Nous nous demanderons par quels moyens Rimbaud dénonce la guerre et la religion dans ce sonnet.
Tandis que les crachats rouges de la mitraille Le poème s’ouvre mystérieusement sur une proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de temps introduite par « Tandis que ». Le verbe principal de la phrase ne sera révélé qu’à la troisième strophe. Le premier vers plonge le lecteur dans un univers de violence et de sang. En effet, la métaphore de ces « crachats » peut évoquer le sang craché par les soldats à l’agonie, frappés par des balles. L’emploi du nom « crachat », vulgaire et aux sonorités dures, dévalorise la guerre. La violence n’est pas idéalisée. Ce premier vers laisse également entendre une allitération en -r qui fait entendre le chaos régnant sur le champ de bataille.
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ; L’enjambement du vers 1 au vers 2 renvoie le verbe de la phrase « sifflent » au début du vers suivant et créé un sentiment d’instabilité. Aussi, le lecteur peut avoir l’impression d’entendre soudainement la mitraille lui siffler à l’oreille. Au niveau des sonorités, on retrouve à deux reprises le -f (sifflent ; infini) qui imite le bruit des balles frôlant les soldats. Le lecteur se retrouve donc immergé dans l’horreur du combat. Rimbaud insiste sur le fait que les soldats n’ont aucun repos. Il utilise l’hyperbole « tout le jour » pour montrer que le combat ne faiblit à aucun moment. Pourtant, une couleur douce et rassurante subsiste, il s’agit de « l’infini du ciel bleu ». Ici, le poète prépare son évocation de la Nature divine et salvatrice.
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille, Cependant, l’apaisement du bleu n’est que de courte durée puisque le rouge revient, encore plus intense, au vers 3 avec l’adjectif « écarlates ». On comprend que la guerre efface la nature. Au niveau des couleurs, le rouge est omniprésent : « rouges » ; « écarlates » ; « feu ». Il illustre la violence, le sang et le mal en général. On note également la présence du vert avec l’adjectif « verts ». Il fait référence à la couleur de l’uniforme des soldats prussiens. Rimbaud déplore les pertes inutiles dans les deux camps. Cette première strophe revêt donc un caractère profondément pictural. Notons également que l’intensité du tableau est renforcée par le champ lexical de la guerre : « crachats rouges » ; « mitraille » ; « sifflent » ; « Roi » ; « bataillons » ; « feu ». L’allitération en -r fait son retour et renforce la violence un temps oubliée grâce au « ciel bleu ». La figure du « Roi » (= de Prusse, plutôt que l’empereur Napoléon III) est vivement critiquée. Cette autorité représente plus généralement toute figure de tyran. On voit qu’il ne se soucie pas des pertes humaines, au contraire il « raille » les soldats. Même irrespect que pour les "crachats". Cela montre bien l’aversion de Rimbaud pour la guerre et les hommes au pouvoir qu’il tient pour responsables.
Croulent les bataillons en masse dans le feu ; Si le roi est mentionné de manière individuelle, ce n’est pas le cas des soldats qui sont déshumanisés par leur nombre : ils sont des « bataillons », « une masse » puis « cent milliers d’hommes » et enfin un « tas fumant ». Il est clair ici que le poète souligne le désintérêt du Roi pour ses soldats. Ils ne sont qu’un contingent informe, sacrifiable et remplaçable. D’ailleurs, la métaphore filée du brasier (« dans le feu » puis « tas fumant »), ainsi que celle de l'avalanche, suggèrent que les soldats ne tombent « en masse » que pour alimenter un chaos de plus en plus grand et de plus en plus dévorant. Ici, il ne semble pas y avoir de vainqueur.
Tandis qu’une folie épouvantable broie Le début du deuxième quatrain réitère et poursuit la subordonnée de simultanéité introduite par « Tandis que ». Le poète n’a pas terminé de peindre le chaos. Il allonge sa phrase sans utiliser de ponctuation forte comme pour symboliser la lutte qui s’éternise. Ainsi, le combat déborde dans la seconde strophe, comme s’il était impossible de le contenir en seulement 4 vers. Le groupe nominal « une folie épouvantable » peut désigner métaphoriquement la guerre, voire la folie du roi qui mène son pays à la boucherie. La force de l’adjectif laisse transparaître la position du poète qui se révèle profondément choqué par l’horreur de la guerre. L’horreur est renforcée par l’utilisation du verbe broyer à la fin du vers 5.
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ; Le tableau de la guerre se clôt par la transformation de « cent milliers d’hommes » (qui est un euphémisme par rapport au chiffre réel) en « tas fumant », ce qui déshumanise et dévalorise les soldats qui ne sont plus qu’un amas de chair meurtrie. L’adjectif « fumant » peut faire penser à un tas de fumier, ultime dévalorisation qui insiste sur la manière dont le roi voit son peuple.
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… –
Heureusement, après avoir exposé au lecteur le tableau terrible d’une guerre sale, Rimbaud ouvre une fenêtre d’espoir lyrique, l’espace de seulement deux vers, qui s’incarne sous les traits de la Nature. Le tiret au début du vers indique le poète prend directement la parole. Submergé par l’horreur, il sombre dans le registre pathétique et le lyrisme. La ponctuation expressive (3 points d’exclamation et les points de suspension) tranche avec le regard extérieur qui était proposé dans les 6 premiers vers. Ici, le poète s’implique, révèle ses sentiments. Le groupe nominal « pauvre morts » montre pour la première fois une véritable plainte, comme si le poète était le seul à se préoccuper du sort des soldats. Alors, il en appelle à la nature, seule échappatoire, salvatrice. D’abord, la triade (énumération en 3 partie) « dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie » crée un effet d’opposition avec l’atmosphère du début du poème, comme si la nature avait le pouvoir de soigner la peine du poète. L’apostrophe lyrique « ô toi qui fis ces hommes saintement ! … » présente un tutoiement intéressant. Pour lui, la nature est une figure divine, en témoigne l’adverbe de manière « saintement » : la nature a créé des hommes bons qui ont été pervertis par le roi et la guerre. Notons que c’est la deuxième occurrence du verbe faire, mais cette fois-ci au passé simple (« fis »). L’action créatrice de la nature est antérieure au combat, et son oeuvre pure est salie par la guerre qui « fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ». La Nature personnifiée par la majuscule et l’apostrophe s’apparente à une figure contrebalançant le Mal incarné dans le premier quatrain par le Roi. L’ambiance de ces deux vers est également en complète opposition avec le chaos qui règne dans les 6 premiers vers. Ils font référence au poème célèbre "Dormeur du Val", sonnet dédié au soldat mort.
Il est un Dieu qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Le premier vers du premier tercet amène enfin le verbe principal de la longue phrase parcourant l’ensemble du sonnet : « Il est un Dieu ». C’est donc là que Rimbaud voulait emmener son lecteur. Pendant tout le combat, « un Dieu » observe, sans intervenir. L’utilisation du déterminant indéfini « un » avant « Dieu » est rare et souligne une distance volontaire, un scepticisme assumé par le poète. Pendant la guerre, donc, le Dieu « rit ». Ce rire est un échos au roi qui « raille » dans la première strophe. Les deux figures sont donc rapprochées : elles se moquent des soldats qui meurent. Rimbaud souligne à deux reprises que Dieu n’est pas préoccupé par la guerre. D’abord, il « rit », ensuite il « s’endort ». Ainsi, il peut faire penser à une figure d’enfant capricieux. Pourtant les deux vers unis par un enjambement insistent sur sa vie dans le luxe, au milieu de l’argent récolté par l’Église pour l’honorer : « nappes damassées » ; « autels » ; « encens » ; « grands calices d’or ». Ce lexique liturgique insiste sur le faste de l’Église et prépare une opposition avec la misère du peuple.
Qui dans le bercement des hosannah s’endort, Dans cette deuxième subordonnée relative, on remarque également la différence d’ambiance entre cette strophe et le combat du début du sonnet. Les sonorités se veulent plus douces (allitération en -s), et même l’odeur est plus agréable grâce à « l’encens » qui remplace le « tas fumant ». Enfin, les « hosannas », qui sont des chants joyeux et triomphants tranchent avec le sentiment de défaite de la première strophe.
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
La conjonction de coordination « et » donne une dernière impulsion à l’immense phrase de ce poème : Dieu « se réveille ». Hélas, le complément circonstanciel de temps introduit par « quand » montre qu’il n’est intéressé que par l’argent car il ne se réveille qu’au son des dons des fidèles. Le lexique pathétique (« ramassées » ; « angoisse » ; « pleurant » ; « vieux bonnet noir » ; « mouchoir ») de la dernière strophe représente les mères des soldats comme de pauvres êtres offrant tout ce qu’elles ont à Dieu. Cette douceur maternelle fait écho au "bercement" précédent. Déjà très pauvres, comme le montre l’adjectif « vieux » qui qualifie le « bonnet noir » (couleur du deuil), elles offrent tout ce qui leur reste à Dieu. Arthur Rimbaud veut ici faire réfléchir le peuple à sa foi aveugle qui ne fait qu’enrichir l’Église. Pour lui, Dieu n’aide pas les hommes, il ne s’intéresse qu’à leur argent et leur vénération. On peut sentir, une dernière fois, la révolte du poète dans le point d’exclamation qui clôt le sonnet. On voit qu’il supporte mal de voir les miséreux s’appauvrir pour alimenter le faste de l’Église, qui fait preuve de cupidité. Les deux tercets, qui procèdent tous deux par enjambements, sont construits en complète opposition : d’une part le luxe, la joie et la tranquillité de l’Église et de Dieu, d’autre part la misère et la tristesse du peuple à la fin du poème.
Conclusion : Nous avons pu voir que ce sonnet propose d’abord une peinture atroce d’une bataille sanglante dominée par un roi fou. Il suggère ensuite une échappatoire grâce à la nature, seule véritable divinité aux yeux du poète. Finalement, le sonnet ramène bien vite le lecteur au luxe déplacé de l’Église pour critiquer Dieu qui tolère toutes les horreurs auxquelles sont soumis les hommes et s’amuse de leur vénération.
Ainsi, le Mal dont veut parler Rimbaud est pluriel. Il s’agit d’abord du mal que représentent les tyrans qui sacrifient les hommes à leurs ambitions. Il s’agit également du mal que représente Dieu et l’Église qui se jouent du peuple pour s’enrichir. On peut donc dire que Rimbaud dénonce la guerre en peignant au lecteur les conséquences horribles des combats. Ensuite, il critique la religion en faisant de Dieu un personnage cupide qui ne se préoccupe pas de hommes. L'atténuation du côté péjoratif par l'appel à la Nature et la douceur maternelle est mineure par rapport aux attaques.
Ouverture : Ce poème est donc polémique, argumentatif et engagé. La révolte qui gronde chez le jeune poète s’exprime également dans d’autres poèmes comme "Morts de 92 et de 93" ou encore "L’éclatante victoire de Sarrebrück".



AUTRE ANALYSE :


I) Peinture et dénonciation de la guerre

1. Le carnage

Ce poème peint l'horreur et la boucherie de la guerre. Il la dénonce sur un ton virulent. Cf. Candide Chapitre 3 "boucherie héroïque" très forte antithèse. Juxtaposition de deux termes antithétique -> dévalorisation de la valeur de l'héroïsme ; Voltaire dénonce la complicité de l'Eglise et du Roi.
Rimbaud la décrit ici dans le 2ème quatrain v.1 à 6.

Dès le v.1, la métaphore "les crachats rouges" donne le ton du poème.
Pour insister sur un mot en poésie, on le place soit au début, soit à l'hémistiche ou soit à la fin du vers.
Importance de la place de "crachat". Un mot aux sonorités dures, terme très vulgaire et trivial, qui évoque le désagréable, le dérangement et le réalisme.
"Crachat rouge" évoque le sang, opposition entre le ciel bleu…, l'or, le vert.
Le canon crache du feu en 1870. Le mal a la couleur du feu, du sang, et de la haine. Nous avons un enjambement entre le vers 1 et 2 qui met en valeur le sifflement. Pour évoquer la vision et l'ouïe avec des sensations visuelles et auditives. Trajectoire du crachat du canon.
Le rouge du vers 1 est repris par écarlate au vers 3, plus pathétique.

Sonorités dures :
Allitération en - "r", "crachat, raille, croulent"
- "f", "infinie, fumant"
- "sse", "masse…"


2. Déshumanisation des hommes

Vue du ciel proposé par Rimbaud dans les 6 premiers vers est un champ de bataille.

Les couleurs -> en écarlate les troupes françaises et en vert les troupes prussiennes. Une fois recouverts d'un uniforme, ils deviennent des pions et perdent toute individualité car c'est une masse. V.6 "fait des hommes un tas fumant". Transformation terrible des hommes en un tas fumant. En fait, des hommes transformés dans un tas calciné -> cendre -> mort.
Le verbe "faire" est utilisé à contre-emploi, il crée le mal mais ne le fabrique pas.

3. La souffrance des mères  

La mère donne vie et ne veut pas que ses enfants se fassent tuer à la guerre.
"Les mères sont ramassées dans l'angoisse" v.12.
Le rejet qui met en valeur cette expression "ramassées" -> recroquevillement tremblante et "Dieu" reste "zen". Dieu est complice et indifférent à la guerre.
Les mères pleurent l.13 "…pleurant…". Elles sont pauvres et en deuil car elles portent du noir : "…vieux bonnet noir…". Elles demandent la protection de Dieu en leur donnant un sous l.14 "…un gros sou…".
Une guerre sale et méprisante qui déshumanise les hommes et qui tue la vie et fait pleurer les mères face à cette vision dantesque de Dieu.


II) La satire de Dieu et de la religion

La présence de Dieu peut surprendre et ne pas surprendre car Rimbaud a été pratiquant.
Ici, il attaque directement Dieu, et avec le titre, Dieu fait le mal : le diable.
Dieu est indifférent face à ce massacre.

Le verbe "rire" de Dieu se rapproche du verbe "railler" du Roi. Celui-ci indique la présence de Guillaume Ier et/ou de Napoléon III.
Dans le poème Le Mal, il ne cite qu'une seule phrase qui montre bien la simultanéité du carnage et de Dieu qui rit.

Dans ce texte, il y a une forte antithèse :
Au rouge du sang, Rimbaud oppose l'or des églises v.10 : luxe de l'église : "Nappe canassée", "grande", "calice d'or" qui s'oppose à la pauvreté du peuple "vieux bonnets…".

Intonation de la guerre -> son meurtrier, dure antithèse avec "siffle, écarlate…" vs Intonation de l'église -> son doux, agréable et mélodieux. Autre opposition, au niveau olfactif : entre l'odeur de l'église -> "encens" et de la guerre -> "un tas fumant"

L'église catholique est un lieu luxueux enrichi par la pauvreté du peuple, fermé à l'espoir.
Façon très irrespectueuse -> anticlérical. Quant aux mères, elles ont la foi. Leur ultime repas est Dieu. Elles sont prêtes à donner tous ce qu'elles ont pour sauver l'âme de leur fils. Les mères "donnent" (insistance en tête de vers, et un point d'exclamation) un gros sous (toute leur richesse) en même temps.

Rimbaud est révolté par l'indifférence de Dieu face à la générosité des mères par le point d'exclamation.
"Un gros sous dans un mouchoir" tout au singulier ce qui met en valeur la pauvreté de ces mères. L'église complice de la guerre, pleine de richesse, et aussi le mépris des femmes.
 

III) La sérénité de la nature face au carnage

La nature est évoquée essentiellement au vers 7 et 8 : le 2ème quatrain.
Rimbaud rend hommage à la nature. Nous sommes en été (belle saison), couleur verte, bleue (ciel). C'est une nature belle et généreuse. "Ô toi qui fis…" v. 8 -> la guerre
La Nature crée la vie. Début de cette phrase en majuscule.
"Faire saintement" v.8 est un hommage de la Nature qui est sincère, pure, désintéressée. Pour Rimbaud, la nature est Dieu = divinité, valeur morale (Cf. Le dormeur du Val).
Cette évocation de la nature est placée au milieu du sonnet, entre 2 aberrations humaines : celle de la guerre, culte de la force ;  celle de l'église, culte du veau d'or.
Le havre de paix, la seule chose pure par le ton de la prière "Ô toi qui…" est la Nature. Position centrale.


Conclusion

Ainsi dans Le Mal, Arthur Rimbaud dénonce de manière très virulente le mal de la guerre et de la religion. C'est un sonnet très révélateur de cette période de sa vie marquée par la révolte et le refus du conformisme provincial et familial.
C'est donc un texte non seulement de la guerre mais aussi de la société de son temps. En revanche, ce poème se montre très classique et très traditionnel en respectant les règles du sonnet et en développant le thème traditionnel de la Nature.

 


 

Autre corrigé :

Introduction

    Arthur Rimbaud est né le 20.10.1854 et est mort le 10.11.1891. Il s'inspire de la guerre de 1870 dans ce sonnet irrégulier.
    Il s'y livre à une attaque en règle contre la guerre en général qu'il élargit au mal, tout en dénonçant l'indifférence de Dieu (deux quatrains et deux tercets en 14 vers).
    La structure du sonnet est indiquée par la grammaire : les quatrains correspondent à une subordonnée de temps, soulignée par une anaphore aux vers 1 et 5 (« tandis que »).
    Les tercets correspondent à la proposition principale. Les premiers sont consacrés à la guerre, les derniers à l'indifférence à Dieu.

 
I/ LA CONDAMNATION  DE LA GUERRE

·        La guerre est évoquée concrètement comme une entreprise de construction.

·        Les armes comme la mitraille apparaissent dès le premier vers. L'enjambement du vers 2 met en relief le verbe « siffler » qui est violent.

·        On a l'impression d'une agression continue. Les verbes eux-mêmes portent cette violence destructrice, comme « croule » (au v. 4) ou « broie » (au v. 5), monosyllabes expressifs.

·        L'évocation des hommes au vers 4, l'hyperbole du vers 6, donnent une tonalité épique et tragique où domine le rouge.

 -        Rimbaud part de notations réalistes comme la couleur des uniformes (au v. 3) pour porter un regard critique sur la guerre qui bouleverse un univers paisible.

·        Le mot « crachat » (v. 1) est très clairement dépréciatif : il fait penser à la saleté (connotation péjorative).

·        Cette impression est confirmée par le mot « folie » au vers 5, renforcé par une hyperbole. L

·        a guerre est le théâtre du sadisme, comme l'indique le vers 3.

·         Tout se passe comme si le poète retirait toute dimension humaine aux troupes détruites.

 
II/ La condamnation de Dieu

 
·        Dieu est mis en valeur au vers 9 mais c'est pour l'abaisser et le critiquer.

·        Le verbe « rit » est un monosyllabe déplaisant.

·        Rimbaud dénonce le scandale d'un dieu d'amour et de charité qui  s'assoupit sans compatir aux souffrances humaines.

·        Les assonances en « a » du vers 11 font allusion aux chants d'église.

 Rimbaud propose la vision des mères apportant leurs modestes offrandes.
    Le rejet du vers 12/13 met en valeur le mot « angoisse ».
    Le tableau insiste sur la pauvreté, la douleur de ces femmes et leur deuil, et cette fois c'est le noir qui domine.
    La tristesse de la scène naît aussi de la crédulité des femmes.


III) La sérénité de la nature face au carnage

 
    La nature est évoquée essentiellement au vers 7 et 8 : le 2ème quatrain.
    Rimbaud rend hommage à la nature. Nous sommes en été (belle saison) couleur verte, bleue (ciel).
    C'est une nature belle et généreuse."Ô toi qui fit…" v.8 ¹ la guerre du verbe "faire" du verbe "faire"

·        La Nature crée la vie. Début de cette phrase en majuscule.

·        "Faire saintement" v.8 est un hommage de la Nature qui est sincère, pure, désintéressé. Pour lui, la nature est Dieu = divinité, valeur morale. (cf : Le dormeur du Val)

·        Cette évocation de la nature est placée au milieu du sonnet, entre 2 aberrations humaines : aberration de la guerre, culte de la force, aberration de l'église, culte du veau d'or.

·        Le havre de paix, la seule chose pure par le ton de la prière "Ô toi qui…" est la Nature. Position centrale.

Les vers centraux lient les deux parties du poème : l'exclamation du vers 7 reprend le thème de la guerre ; l'adverbe final annonce le thème de la religion.
    L'apostrophe à la nature est au centre d'un système d'opposition, puisque les trois noms du vers 7 (« été », « herbe », « joie ») connotent la fertilité, la chaleur et la lumière, au milieu d'un lexique de destruction.
    Le mot « broie » (v. 5) s'oppose fortement à « joie » (v. 7) : tous les deux sont des monosyllabes placés à la rime.
    L'adverbe « saintement » suggère que la nature est un paradis fragile et artificiel.
    Ainsi l'unité du poème est-elle bien réelle : l'antimilitarisme ne se dissocie pas de l'anticléricalisme.
    La guerre et la religion déchaînent toutes deux la révolte du jeune poète.

 
Conclusion

     Au moyen d'images violentes, Rimbaud fait ici une sévère critique de la guerre, génératrice de destruction et de malheur, ainsi que la religion qui la cautionne et en profite (cautionner = donner à un acte une légitimité).
    Le poète s'inscrit dans une longue tradition voltairienne pour faire de la guerre le symbole du Mal absolu.
    C'est un sonnet très révélateur de cette période de sa vie marquée par la révolte et le refus du conformisme provincial et familial.
    C'est donc un texte non seulement de la guerre mais aussi de la société de son temps. Par contre, celle-ci se montre très classique et très traditionnel en respectant les règles du sonnet et en développant le thème traditionnel de la Nature.

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Poème n°2

Cabanel :

 

Ophélie

I
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
- On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir,
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

II
O pâle Ophélia! belle comme la neige!
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
- C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté;

C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits;

C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux!

Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre Folle!
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible effara ton œil bleu!

III
- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis;
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.


15 mai 1870




Accroche

Ophélie fiancée à Hamlet, prince du Danemark : référence à la pièce de Shakespeare, Hamlet, fin XVe siècle. Pensant tuer le roi usurpateur, Hamlet tue Polonius, le père d’Ophélie, laquelle, assistant à la scène, devient folle, et se suicide dans une rivière. Personnage qui a marqué les romantiques et les symbolistes.

Caractéristiques

• Le poème (9 quatrains en alexandrins à rimes croisées) nous fait entendre un chant qui évolue et change de voix.
• L’élégie se mêle au récit fantastique.
• Ophélie personnage tragique en lien avec la Nature, innocence bafouée par les intrigues des hommes.

Problématique

Comment ce poème, à travers un chant de mort teinté de fantastique, fait d’Ophélie un modèle d’inspiration pour le poète épris de visions, malgré le risque de la folie ?

Mouvements pour un commentaire linéaire

Les changements de voix guident les mouvements du poème.
1) Le calme et le silence du début laissent progressivement place à un chant élégiaque, qui est déjà teinté de fantastique.
2) Le chant des étoiles retrace les causes qui ont mené Ophélie à la folie et au suicide.
3) La voix du poète prend progressivement le relais des étoiles, son rôle est de rapporter des visions.
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles CC lieu : les étoiles sont comme posées sur le lac miroir. Personnification des étoiles qui « dorment » : personnages secondaires qui entourent le personnage principal. Symboliquement, Hypnos le sommeil est le frère de Thanatos.
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
L'adverbe allonge le rythme ; voir plus loin "… bercés mollement". L’antithèse sur les couleurs crée un effet de contraste : « onde noire … blanche Ophélia » puis « fantôme blanc … long fleuve noir ». La blancheur et les voiles suggèrent un linceul. Le fleuve de la mort, c’est le Styx qu'Ophélie n’a pas su traverser. « Comme un grand lys » = comparaison. Le lys, fleur blanche, est symbole de royauté, pour Rimbaud, symbole d’un temps révolu. Comparer une femme avec une fleur = cliché poétique courant chez les parnassiens ; or Rimbaud souhaite se faire publier au Parnasse Contemporain. « Flotte, dorment » : présent d’énonciation (l’action se déroule au moment où l’on parle). Mais ensuite, le présent est utilisé pour des actions passées « voilà plus de mille ans que sa douce folie … murmure » ; le présent prend alors une dimension de vérité générale : de tout temps, les saules pleurent et les roseaux s’inclinent.
— On entend dans les bois lointains des hallalis.Allitérations en L, harmonie imitative du bruit de l’eau.
Le tiret long introduit le premier élément sonore.
Pronom indéfini « on entend » désigne le poète, toute personne qui passe par là, le lecteur est inclus. Les « Hallalis » annoncent la mort imminente d’un animal chassé. Au début du poème, ils sont « lointains » le monde des humains est éloigné de cette scène.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
L’éveil auditif progressif : On commence par un « murmure », qui personnifie la folie, puis plus bas le vent souffle, les saules « pleurent », les nénuphars « soupirent ». Les « roseaux » évoquent la flûte de pan. Un « chant » tombe des étoiles. Élégie : chant de deuil. Une filiation littéraire et picturale : « Ophélia » la diérèse qui souligne le nom anglais (alors que le titre est le prénom en français). La pièce de théâtre de Shakespeare est bien devenue une « romance », anglicisme qui désigne une histoire d’amour. « Voici plus de mille ans » = anaphore ; le récit fictif de Shakespeare se déroule dans un Danemark imaginaire, au Moyen-âge (l’œuvre de Shakespeare date de la fin du XVe siècle ; les romantiques reprennent Ophélie au début du XIXe siècle : Delacroix). Peintre Millais = préraphaéliste : mouvement pictural anglais qui revendique un art qui précède Raphaël et la Renaissance italienne. « La triste Ophélie // Passe » : enjambement qui illustre le flottement, le déplacement très lent du corps dans l’eau.
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.
Elle est « bercée par les eaux ». On retrouvera des images similaires dans « Le dormeur du val ». Sommeil = mort. Malgré la mort, le « grand front rêveur » est l’esprit qui dans sa grandeur persiste dans l'au-delà. Les personnifications donnent une vie étrange aux éléments qui entourent Ophélie. Grandeur et déploiement montrent un épanouissement de la fleur.
Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
— Un chant mystérieux tombe des astres d’or.
Figure : "s’échappe un petit frisson d’aile", venant du "frissonnants" au-dessus = métonymie pour dynamiser l'oiseau ; tout ce quatrain insiste sur une forme de (re)naissance. « Mystérieux » : la diérèse insiste sur l’adjectif qui teinte tout le tableau d'une atmosphère fantastique envoûtante. Les éléments naturels montrent une Nature empathique, voire, en deuil : la « brise » écoute, les saules « pleurent », les roseaux « s’inclinent », les nénuphars « soupirent ». Le fleuve « noir » lui offre un véritable cercueil. Cohérence du décor végétal (et naturel en général) : « L’aulne » est un arbre symbole de vie et de mort, qu’on trouve dans les zones marécageuses.
Ô pâle Ophélia! belle comme la neige!
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
— C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;
Deuxième mouvement : Le moment où le chant tombe des étoiles est un moment de basculement : capacité des étoiles à parler à une morte ? C'est la parole directe qui commence ici. Interjection « Ô » pour apostropher le personnage. On retrouve la diérèse sur le prénom Ophélia, insiste sur le prénom, sa musicalité, sa présence. « Oui » suivi de la 2e personne, semble répondre à une question implicite, moment de révélation de cette mort. Gradation des trois points d'exclamation : « pâle » elle est faible. Puis « comme la neige » elle est éphémère. « Belle comme la neige » la blancheur évoque la pureté, l'innocence du personnage, mais aussi la brièveté de sa vie. Enfin « Tu mourus » c'est le premier passé simple, pour une action soudaine ancrée dans le passé. On revient donc sur cette mort dans une longue phrase harmonieuse (période) qui se prolonge sur les trois quatrains. L'anaphore rhétorique donne les causes de cette mort « c'est que … » revient quatre fois. Le verbe « emporté » s'accorde au masculin avec « enfant » c'est donc une comparaison : tu mourus ainsi qu'un enfant est emporté par un fleuve. Cela donne alors une dimension symbolique à ce fleuve : c'est le monde des adultes, le monde des complots pour la succession au trône, alors qu'elle était innocente. Plus-que-parfait : « t'avait parlé » nous fait remonter dans une scène qui précède la folie et la mort. La première cause. Alors qu'on attendrait une « romance » le vent lui parle de « l'âpre liberté », une liberté dure et amère.
C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;
« Les vents tombant » des « grand monts » au pluriel, deviennent bientôt « un souffle » au singulier, « tordant ta grande chevelure » ; c'est peut-être l'esprit qui est ainsi malmené par le souffle. Les « bruits » sont « étranges » le registre fantastique manifeste cette folie. Les « étranges bruits … les plaintes … les soupirs » sont « le chant de la Nature » au singulier. Gradation sonore à chaque raison évoquée : les vents qui « parlent tout bas » deviennent un « souffle » puis des « chants, plaintes, soupirs » et enfin, « l'immense râle des mers folles ». Le paroxysme de ce « râle » monte progressivement avec les allitérations en R tout au long de cette phrase.
C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux!
Le passé simple encadre le passage : « un pauvre fou s'assit à tes genoux ». C'est aussi le moment déclencheur de sa mort.
À la fin revient cette idée de fragilité associée à l'enfance « brisait ton sein d'enfant ».
Parallélisme avec les adverbes intensifs coordonnés « trop humain et trop doux ». Fatalité qui fait d'Ophélie un personnage tragique. Le « cavalier pâle » c'est Hamlet : « cavalier », il appartient au monde guerrier des humains. C'est lui le prince et le roi, et pourtant, c'est lui qui est à ses genoux. Amour courtois. Antithèse = Hamlet est ici « muet » alors qu'au contraire, tout au long du passage la Nature parle à Ophélie.
Les « mers folles » sont plusieurs, mais elles ont une « voix » et un « immense râle ». Ce sont tous ces éléments divers qui sont la cause de la folie.
Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre folle!
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
— Et l’infini terrible effara ton œil bleu!
Troisième mouvement : Ce moment où le cavalier est muet laisse la place à un nouveau chant, dans lequel on retrouve le poète lui-même, qui l'a comprise. L’adjectif « pauvre » montre cette empathie : « Ô Pauvre folle ». On reconnaît un passage de la lettre du voyant, où le poète prend le relais de ceux qui sont devenus fous. Les points d’exclamation marquent le changement de ton. L'adjectif « grand » encore répété traverse tout le poème : « grand lys … grands voiles … grands monts … grande chevelure … grandes visions ».
Rimbaud fait une gradation des valeurs avec les majuscules. Alors que certains mettent le « Ciel » en premier, les romantiques ont mi en avant « l’Amour » comme valeur ultime. Rimbaud revendique la « Liberté », qui est nécessaire à l’obtention de ces fameuses visions. Poursuite de la métaphore de la neige, qui est explicitée par les deux points : le « feu du rêve » a fait fondre Ophélie. Ce sont ses « visions » qui l’ont réduite au silence. Troisième passé-simple du poème « effara » correspond au moment où Ophélie a sombré dans la folie. L’adjectif « terrible » évoque la terreur et la pitié des tragédies. Majuscule à « Infini » allégorie du destin du poète.
— Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
« Le poète » devient sujet : Rimbaud lui donne la parole. Les "fleurs" représentent des visions, des rêves, des poèmes, qu’elle a "cueillis" vivante, mais qu’elle vient chercher sous forme de fantôme.
Un effet de boucle : les deux derniers vers reprennent des éléments du premier quatrain, dans le sens inverse, en remontant vers le début : « couchée en ses longs voiles » était le deuxième élément ; « flotter comme un grand lys » était le premier élément. Le poète « a vu » Ophélie couchée, c’est donc bien une vision. Mais il ne l’a pas vue « chercher les fleurs ». Un mystère reste entier dans ce poème : est-ce qu’Ophélie sort de l’eau pour ramasser des fleurs ?
Bilan

• Le poème s’ouvre comme un chant de mort qui se met en place progressivement.
• L’élégie se mêle à un registre fantastique : le personnage d’Ophélie, fantomatique, possède une dimension symbolique mystérieuse.
• On le découvre notamment à travers son lien spécial avec la Nature.
• Sa sensibilité, son innocence, son rêve de liberté et d’infini l’ont conduite à la folie puis au suicide.
• Derrière le chant des étoiles, le lecteur perçoit la voix du poète, qui s’inscrit dans une véritable filiation littéraire et picturale.
• Selon Rimbaud, ce personnage est exemplaire pour les poètes en quête de visions, prêts à explorer les limites les plus dangereuses de la folie!

Ouverture

• Rimbaud a été inspiré par la toile de John-Everett Millais (datant de 1852), c’est un peintre préraphaélite.
• Mais le personnage d'Ophélie continue d’inspirer les poètes et peintres symbolistes, notamment Cabanel en 1883 et Odilon Redon en 1905.



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Introduction

Ce poème est inspiré par le drame d'Hamlet dont il reprend l'image d'Ophélie qui couronnée de fleurs décide de mourir en se noyant. A travers le charme de ce mythe shakespearien on voit poindre le Rimbaud d'une "Saison en enfer" et des "illuminations" qui parviendra à créer une nouvelle langue poétique.

Le projet de lecture sera celui d'une apparition d'un personnage assez énigmatique...
 

 
I. Un personnage spirituel

A.  L'intégration à la nature

 La comparaison « comme un grand lys » vers 2 semble déjà vouloir fondre Ophélie dans un décor naturel. Personnification de chaque élément de la nature : « les nénuphars froissés soupirent » vers 13 ; « plaintes des arbres et soupirs des nuits » vers 24, etc… La nature est elle mise en valeur au vers 23 par l'emploi de la majuscule pour le N : c’est comme une personne, une divinité à laquelle s’adresse le poète, ce qui rejoint la religion de Rimbaud. Ophélie n’est pas étrangère à tout cela. En effet, ces éléments personnifiés ne sont là que pour elle, ils semblent prendre vie pour assister et participer à la scène qui se déroule autour de cette apparition : « Ses grands voiles bercés mollement par les eaux » vers 10 ; « les saules frissonnants pleurent sur son épaule » vers 11 : la nature semble éprise de ce personnage qu’elle va dorloter, prendre en son sein.

B. Une âme errante

 Tout d’abord, élément de curiosité : « Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles/ La blanche Ophélia flotte… » vers 1-2, qui fait se demander au lecteur si Ophélie est véritablement une personne et non pas une apparition. Cette ambiguïté disparait au vers 6 : « Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ». Egalement l’anaphore « Voici plus de mille ans » vers 5 et 7 nous confirme cet état de fait. De plus, on observe une répétition de  « blanche » à la seconde et dernière ligne, l’une pour ouvrir le poème, l’autre pour le clore, ainsi que l’adjectif « pâle » et la comparaison « belle comme la neige » vers 17. Cette blancheur rappelle l'allure des spectres.


II. Un personnage concret

A. Une femme fragile

 La nature, que Rimbaud révère, semble soumise à un instinct maternel : « sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux » vers 12, comme si elle avait senti qu’Ophélie était fragile. Egalement, on dénote une douceur permanente tout au  long du poème exprimée notamment par une allitération en [s] et [f] mais aussi par des expressions telles que « flotte très lentement, couchée en ses longs voiles » vers 3 : il y a ici une idée de fragilité, de douceur et de confort.


B. Reprise du personnage d'Hamlet

  Mais il faut savoir que le personnage d’Ophélie, présent dans ce poème, remonte à presque deux siècles : Rimbaud a repris le personnage de Shakespeare, qui apparait dans Hamlet pour y mourir ensuite. On remarque de nombreux points commun au passage de la noyade d’Ophélie à celui de son errance dans le poème rimbaldien : tout d’abord, la personnification de la nature, déjà, était présente dans Hamlet, notamment dans la branche responsable de sa noyade : « Un des rameaux, perfide, se rompit ». La nature parait honteuse, pleine de regrets et l’instinct maternel que l’on trouve chez Rimbaud pourrait bien venir de là. Ici se rejoignent les deux poèmes, que l’on peut considérer comme plus ou moins complémentaires à quelques détails près : « voici plus de mille ans » alors que cela fait seulement deux siècles. Enfin, les deux Ophélie semblent calmes, celle de Shakespeare se noie sans tenter quoi que ce soit contre : « elle chantait des bribes de vieux airs, comme insensible à sa détresse ou comme un être fait pour cette vie de l’eau. » ; et celle de Rimbaud flotte paisiblement sur l’eau calme.


Conclusion

Dans le poème Ophélie, Rimbaud est parvenu à nous peindre une scène suspendue dans le temps, dans laquelle Ophélie, au premier plan, flotte paisiblement au milieu de la nature dont elle fait désormais partie. 

S’il est une mort féminine dans la littérature du xixe siècle, c’est la noyade. L’eau, depuis Shakespeare, apparaît comme "la vraie matière de la mort bien féminine", « l’élément de la mort jeune et belle » . La femme qui se noie semble retourner à son élément, celui de la dissolution, de la non-identité. Et particulièrement nombreuses sont les héroïnes qui, dans les œuvres de femmes, subissent la fascination des eaux et sont tentées de s’y perdre après une déception amoureuse : d’Indiana, chez George Sand, à Rachel dans La Traversée des apparences de V. Woolf.

 

Millais :


 

Autre corrigé :

Le thème Shakespearien

Ophélie reprend le thème shakespearien de l'héroïne d'Hamlet, Ophélie, femme délaissée amoureuse d'un prince qui devient folle et se noie de désespoir. Le poème est composés de neuf quatrains d'alexandrins à rimes croisées avec une numérotation de trois chapitres inégaux, deux égaux de quatre quatrains chacun et le dernier d'un seul quatrain comme un refrain isolé. Cette forme donne au poème une allure de complainte. Le nom anglais d'Ophélie "Ophélia" repris par Rimbaud confirme l'identité du thème. Le manuscrit daté du 15 mai 1870 est joint à la lettre que Rimbaud envoya quelques 10 jours plus tard au poète Parnassien Banville. Dans Hamlet, l’héroïne de Shakespeare est amoureuse du prince, mais incapable de comprendre sa folle quête de la vérité, finit par sombrer dans la folie, quand elle se croit abandonnée de son amant, et par se noyer de désespoir.

Un tableau "préraphaélite"

Le premier groupe de quatrains fait penser à la toile de 1852 du peintre anglais, John Everett Millais un "préraphaélite" montrant le corps d’Ophélie, paumes et regards tournés vers le ciel, dérivant au fil de l’eau, le long de rives en fleurs. On retrouve la tradition picturale de la Renaissance florentine d’avant Raphaël, le goût de la nature, des sujets religieux, caractéristiques de l’école préraphaélite anglaise. Rimbaud brosse avec les couleurs un véritable tableau, joue sur le contraste du noir "l’onde calme et noire" et du blanc "fantôme blanc", adjectifs de couleur repris trois vers plus loin mais inversés. Comme dans le tableau du peintre anglais, Ophélie semble toujours vivante, avec les yeux ouverts. Morte transfigurée Ophélie apparaît ici comme une figure diaphane, une femme enfant, fille fleur, vierge sainte dans des voiles comparée à "un grand lys", la fleur virginale et mariale. L’horizontalité est dominante dans le tableau et donne une impression de paix, de sérénité, de lent glissement sur l'eau. Le poète joue sur les nombreuses allitérations en "l", consonne liquide pour rendre compte de la scène, le mot hallali avec ses trois l apparaît comme un point d'orgue à cette dérive fluviale. La nature comme dans une sorte d'harmonie universelle participe à la compassion, les lignes verticales des saules ou des aulnes se courbent devant le corps ou éprouvent des sentiments, les saules pleurent, les nénuphars soupirent. Les arbres, la végétation, les floraisons chères aux parnassiens envahissent le tableau préraphaélite, composant un chatoyant décor autour de la figure centrale. Que Rimbaud l’ait vu ou non, ou l’ait en tête, on apprécie cette "correspondance" entre l’art poétique et l’art pictural chère à Baudelaire.

L'harmonie universelle

La musicalité savante des vers rimbaldiens, frissons, soupirs, ne pouvait que séduire le parnassien Banville, à qui ces vers sont adressés ou, plus tard, les symbolistes, avec Mallarmé épris de ces subtiles arabesques sonores. La complainte musicale commence avec les « hallalis» sons de cors avant la mise à mort de l'animal, les frissons des saules, le froissement des nénuphars, les plaintes de l'arbre, les soupirs des nuits. Le premier groupe de quatrains est une chanson triste, une plainte, un soupir, une berceuse funèbre et mélancolique. L’apprenti poète qui use ici de l'alexandrin classique et de son harmonie éprouvée joue dans un registre classique en multipliant les diérèses traditionnelles, mystérieux, Ophélia, visions, les assonances "an", "eu" et les rimes intérieures blanc/an/romances, les anaphores "voici plus de mille ans", les répétitions, sein, mille ans, blanc, noir. Les audaces ou dissonances sont imperceptibles et rares : deux rejets "brisait ton sein", "comme un grand lys". On remarque quatre pauses fortes, suspensions dramatiques ou silences musicaux que l'on trouvait déjà chez Hugo ou Baudelaire.

La recherche rimbaldienne

L’exercice de style pour brillant qu'il est n'est que factice et pur artifice pour donner à Rimbaud l'occasion de traduire son âme, celle du futur auteur du "Bateau ivre" et des "Illuminations" propre à tous les élans, à toutes les dérives. C'est ici qu'apparaît toute l'importance des tirets. Dans les vers détachés par les tirets, on finit par comprendre que le poète parle de lui. Rimbaud compare sa situation à celle d'Ophélie et juge son aventure poétique comme un drame existentiel, une quête aussi tragique que celle d’Ophélie et d’Hamlet. C’est le deuxième groupe de quatrains qui fait de l'héroïne Shakespearienne le double mythique du poète révolté. L’identification de Rimbaud à Ophélie est suggérée par le biais de l'apostrophe "ô pale Ophélia", par le tutoiement "tu mourus". La femme fleur du tableau apparaît comme une sœur jumelle semblable aux "poètes de sept ans". Ophélie dans sa quête d'amour et de liberté est devenue folle. Ophélie est comme lui une captive. Mais L'aliénation ne va pas sans "délires" (Une saison en enfer) ni "vertiges" ni "visions" ou "hallucinations", puisqu’elle est désir, nostalgie d'un ailleurs, révolte, évasion et libération "âpre liberté", fusion ou communion avec le mystère du monde. La noyade d’Ophélie est la dramatique métaphore de l'odyssée poétique à venir, celle du Bateau ivre, que parait annoncer le vers "c'est que la voix des mers folles, immense râle". Les images, les mots diffèrent singulièrement du premier au second groupe de quatrains : au tableau presque serein du début succède une scène de bruit et de fureur. Au lieu de flotter lentement au fil de l’eau, la "pâle Ophélia" est "par un fleuve emportée", sa chevelure tordue par les vents comme dans une sorte de "maelström" tragique mot qui sera employé dans le "Bateau ivre". Les sonorités sont plus âpres faisant appel aux dentales, "t'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté".

Vision et folie en poésie

La quête poétique débouche à la fin sur la parole étranglée, sur un ultime et définitif silence, celui de l’enfant noyé, celui du "pauvre fou", celui du poète, victime de son "rêve". Dans les Illuminations on retrouvera l'incessante obsession d’unir le feu et la glace ; la neige fondue qui traduit l'œuvreéphémère anticipe l’échec irrémédiable de l’entreprise rimbaldienne, incapable de "changer la vie" et de renaîtreà un monde différent. La triste Ophélie ne peut que dériver sur le fleuve de la folie.

Conclusion
Poème d'apprentissage fidèle au Parnasse dont il reprend les expressions de Banville, il est inspiré par le drame d'Hamlet dont il reprend l'image d'Ophélie qui couronnée de fleurs décide de mourir en se noyant. A travers le charme de ce mythe shakespearien on voit poindre le Rimbaud d'une "Saison en enfer" et des "illuminations" qui parviendra à créer une nouvelle langue poétique.

Vocabulaire

Ophélie
Dans la tragédie Hamlet de Shakespeare, Ophélie est amoureuse d'Hamlet, qui simule la démence pour venger son père. Ophélie, délaissée devient folle et se noie.

Hallali (de hara, par ici)
Cri des chasseurs ou sonnerie de trompe annonçant que le cerf est aux abois, réduit à faire face aux chiens qui aboient et par similitude "être aux abois" c'est être dans une situation désespérée.

Le Parnasse
C'est une colline où siégeait Apollon et les muses. Les parnassiens puisent leur inspiration et leurs principes esthétiques dans la Grèce ancienne et la Renaissance. Ils s'opposent aux romantiques en refusant l'engagement politique et social.

Rimbaud et Banville
Rimbaud envoya ses premiers textes à Banville. "Je serai Parnassien" s'exclame-t-il alors.

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RIMBAUD :

➤ Une enfance populaire, une scolarité brillante
Arthur Rimbaud naît le 20 octobre 1854 à Charleville-Mézières. Son père, capitaine d’infanterie, et sa mère, paysanne, ont ensemble cinq enfants, mais le couple se sépare rapidement en 1860. La mère de
Rimbaud déménage avec ses quatre frères et soeurs en 1861 dans un quartier ouvrier de Charleville.
Le jeune Rimbaud devient écolier cette année-là dans un établissement réputé, l’institution Rossat, où il impressionne par sa vivacité d’esprit et les divers prix qu’il reçoit. Il y reste jusqu’en 1865, puis entre au collège municipal de Charleville, où il est récompensé par des prix de littérature et de latin.

➤ Rencontre avec Izambard et premières fugues à Paris

À partir de janvier 1870, son professeur de rhétorique, Georges Izambard, devient son ami et maître à penser, lui prêtant des livres qui lui offrirent ses premiers contacts avec la littérature. C’est grâce à Izambard que Rimbaud rencontrera Paul Demeny.
Cette même année, il fugue pour la première fois et découvre Paris et la prison (car il n’a pas de billet de train sur lui). Izambard lui envoie de l’argent pour le secourir et l’héberge un temps chez lui à Douai, lieu où le jeune poète écrit les poèmes de ses Cahiers. Il fugue à nouveau en 1871, et participe peut-être (bien que les témoignages soient contradictoires) à la Commune de Paris.

➤ Contacts avec les cercles littéraires contemporains

Rimbaud ne peut pas devenir poète sans établir un contact avec les autres poètes de l’époque, qui vivent pour la plupart à Paris.
En 1870, il adresse des lettres accompagnées de poèmes à Théodore de Banville, poète parnassien, dans l’espoir de se faire publier, mais ce ne sera pas le cas. Il lui envoie un nouveau poème, cette fois-ci critique envers le mouvement du Parnasse, en 1871.
Il écrit à ses amis, en cherchant comment s’établir à Paris ; on lui conseille de s’adresser à Verlaine. Séduit par les quelques poèmes qu’il reçoit, Verlaine l’invite à Paris en septembre 1871 ; là, Rimbaud participe aux dîners du poète et de ses amis, les « Vilains Bonshommes ». Mais son comportement scandaleux et irritant le fait tomber en disgrâce en 1872.

➤ Relation houleuse avec Verlaine
Rimbaud rentre à Charleville et se fait oublier, mais garde une correspondance avec Verlaine : il le rejoint à Paris en 1872, et ils partent en Belgique ensemble. Leur relation agitée dure de juillet 1872 à juillet 1873, et se finit à Bruxelles par un coup de feu, tiré par Verlaine sur Rimbaud alors que celui-ci lui annonçait leur séparation.

➤ Retour à Charleville puis voyages
Rimbaud revient à Charleville, écrit Une saison en enfer en 1873, puis Illuminations à Londres en 1874. Il échappe au service militaire et, à partir de 1875, commence des voyages qui lui vaudront le surnom mythique de « l’homme aux semelles de vent » : il parcourt l’Europe, mais aussi les Indes, l’Égypte et Chypre. À partir de 1880, on le retrouve en Éthiopie, où il participe à un trafic d’armes. Son état se dégradant à cause de la maladie (que l’on suppose maintenant être un cancer des os), il est contraint de revenir en Europe en 1891 et se fait amputer d’une jambe. Il meurt en novembre de la même année à Marseille.

CONTEXTE :

Poursuivant l’onde de choc de la Révolution française, le XIXe siècle est secoué par une suite de convulsions politiques violentes, insurrections, soulèvements ou révolutions dont les dernières répliques coïncident avec la rédaction des Cahiers de Douai.

➤ Révolutions et contre-révolutions
La première moitié du siècle est un va-et-vient entre des formes de gouvernement antagonistes. Profitant de la Révolution française initiée en 1789 pour prendre le pouvoir, Napoléon Bonaparte (appelé par la suite Napoléon Ier) la trahit pour former le Premier Empire en 1804. Dix ans plus tard, il est vaincu par la coalition de plusieurs monarchies d’Europe et est forcé d’abdiquer. En 1815, ces pays installent sur le trône le successeur de Louis XVI : c’est la Restauration, avec Louis XVIII puis, en 1824, Charles X. La révolution de 1830 change de nouveau le trône de mains (Louis-Philippe), tandis que celle de 1848 renverse enfin la monarchie et proclame la IIe République.
Celle-ci est renversée par son premier président, Louis-Napoléon Bonaparte. Neveu du premier empereur, il avait été élu pour un mandat de quatre ans. Arrivé au terme de ce mandat en 1852, et ne voulant pas renoncer au pouvoir, il prend la tête de l’armée pour réaliser un coup d’État le 2 décembre 1852, et proclame l’avènement du Second Empire. Il se fait appeler Napoléon III (en hommage au fils de Napoléon Ier, qui n’a jamais régné).

➤ Le Second Empire et l’avènement de la bourgeoisie

Rimbaud naît et grandit sous le Second Empire, un régime autoritaire, politiquement stable, qui profite essentiellement à la bourgeoisie, désormais libre d’accéder aux plus hautes fonctions politiques.
Le pays s’industrialise, les campagnes se vident peu à peu ; on assiste à l’émergence d’une classe moyenne (professeurs, fonctionnaires, commerçants) et d’une classe populaire (ouvriers), dont les conditions de travail sont parfois effroyables.
En réaction à ces contraintes sociales, de nombreux artistes (peintres, poètes, auteurs) de la seconde génération romantique décident de vivre en marge de la société : très pauvres, mais libres, ils se font appeler les « bohémiens », en référence au peuple nomade venu d’Europe centrale ; c’est parmi eux que Rimbaud trouvera un accueil à Paris.

➤ « L’Année terrible »
Mais la France, au coeur d’une Europe faite d’anciennes monarchies, est isolée diplomatiquement. En juillet 1870, les provocations du royaume de Prusse semblent fournir à Napoléon III une occasion de remporter une victoire militaire facile : il entre en guerre et est rapidement défait, à Sedan, le 1er septembre 1870.

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Histoire des « Cahiers De Douai »

À Douai. Le 29 août 1870 Arthur Rimbaud fait sa première fugue. Il prend le train pour Paris, mais il n’a pas d’argent et est arrêté pour vagabondage, puis enfermé dans la prison de Mazas, qui est connue pour être une prison politique où sont incarcérés alors de nombreux opposants républicains au régime de Napoléon III. Il écrit à son professeur Izambard, qui le fait libérer et l’accueille dans sa maison familiale de Douai. Il reste à Douai jusqu’à la fin du mois de septembre. Entre-temps, il fait connaissance avec Paul Demeny, auteur du recueil Les Glaneuses. Rimbaud, peut-être dans l’espoir d’être publié, recopie quinze poèmes qu’il a déjà écrits : c’est ce qu’on peut appeler le premier « cahier ». Moins de deux semaines après être rentré à Charleville, le 7 octobre, Rimbaud s’enfuit à nouveau, à pied cette fois, et en passant par la Belgique. Pendant le voyage sans doute il écrit sept poèmes, des sonnets : « Le Dormeur du val », « Au Cabaret-Vert », « La Maline », « L’éclatante victoire de Sarrebrück », « Rêvé pour l’hiver », « Le buffet » et « Ma bohême ». Il arrive après une semaine de marche à Douai, où il recopie les poèmes. Avant d’être « raccompagné » à Charleville, sans doute par les gendarmes, Rimbaud confie à Demeny l’ensemble de ses poèmes recopiés. Il écrit un message hâtivement griffonné au dos de « Soleil et Chair »: « Je viens pour vous dire adieu, je ne vous trouve pas chez vous… » Ce paquet est appelé « Le Recueil de Demeny ». Plus tard. Le 10 octobre 1871 Arthur Rimbaud écrit à Paul Demeny en lui demandant de brûler ses poèmes. Demeny ne brûle pas les poèmes et les vend à Rodolphe Darzens qui connaissait l’existence des manuscrits grâce à Izambard. Les manuscrits sont publiés en 1891 par Léon Genonceaux.



Premier cahier

Première soirée

« - Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins. 

- Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, - mouche au rosier

- Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s'égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! »
- La première audace permise,
Le rire feignait de punir ! 

- Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux : 
- Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Oh ! c'est encor mieux !...

Monsieur, j'ai deux mots à te dire... » 
- Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D'un bon rire qui voulait bien... 

- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.


Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.


Soleil et chair

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d'amour comme dieu, de chair comme la femme,
Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !
Et tout croît, et tout monte ! - O Vénus, ô Déesse !
Je regrette les temps de l'antique jeunesse, 
Des satyres lascifs, des faunes animaux,
Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux 
Et dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde !
Je regrette les temps où la sève du monde, 
L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts 
Dans les veines de Pan mettaient un univers !.
Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre ;
Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre 
Modulait sous le s[c]iel le grand hymne d'amour ;
Où, debout sur la plaine, il entendait autour 
Répondre à son appel la Nature vivante ;
Où les arbres muets, berçant l'oiseau qui chante, 
La terre berçant l'homme, et tout l'Océan bleu 
Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu
Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu'on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d'airain, les splendides cités ;
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie
L'Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux. 
- Parce qu'il était fort, I'Homme était chaste et doux.
Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes : 
- Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l'Homme est Roi
L'Homme est Dieu ! Mais l'Amour, voilà la grande Foi !
Oh ! si l'homme puisait encore à ta mamelle,
Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle ;
S'il n'avait pas laissé l'immortelle Astarté
Qui jadis, émergeant dans l'immense clarté
Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,
Montra son nombril rose où vint neiger l'écume,
Et fit chanter, Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs,
Le rossignol aux bois et l'amour dans les coeurs !
II
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,
Aphrodité marine ! - Oh ! la route est amère
Depuis que l'autre Dieu nous attelle à sacroix ;
Chair, Marbre, Fleur, Venus, c'est en toi que je crois ! 
- Oui l'Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste,
Il a des vêtements, parce qu'il n'est plus chaste,
Parce qu'il a sali son fier buste de dieu,
Et qu'il a rabougri, comme une idole au feu,
Son corps Olympien aux servitudes sales !
Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles
Il veut vivre, insultant la première beauté !, 
- Et l'Idole où tu mis tant de virginité,
Où tu divinisas notre argile, la Femme, 
Afin que l'Homme pût éclairer sa pauvre âme 
Et monter lentement, dans un immense amour, 
De la prison terrestre à la beauté du jour, 
La Femme ne sait plus même être courtisane ! 
- C'est une bonne farce ! et le monde ricane
Au nom doux et sacré de la grande Venus !
III
Si les temps revenaient, les temps qui sont venus ! - ?
C]ar l'Homme a fini ! l'Homme a joué tous les rôles !
Au grand jour, fatigué de briser des idoles
Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !
L'Idéal, la pensée invincible, éternelle,
Tout le dieu qui vit, sous notre son argile charnelle,
Montera, montera, brûlera sous son front !
Et quand tu le verras sonder tout l'horizon,
Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
Tu viendras lui donner la Rédemption sainte ! 
- Splendide, radieuse, au sein des grandes mers
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
L'Amour infini dans un infini sourire !
Le Monde vibrera comme une immense Iyre
Dans le frémissement d'un immense baiser
- Le Monde a soif d'amour : tu viendras l'apaiser.
IV
Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !
Ô renouveau d'amour, aurore triomphale
Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros
Kallipige la blanche et le petit Eros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses ! 
- Ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots
Sur la rive, en voyant fuir là -bas sur les flots 
Blanche sous le soleil, la voile de Thésée, 
Ô douce vierge enfant qu'une nuit a brisée,
Tais toi ! Sur son char d'or brodè de noirs raisins,
Lysios, promenè dans les champs Phrygiens 
Par les tigres lascifs et les panthères rousses, 
Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses. 
Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant 
Le corps nu d'Europé, qui jette son bras blanc 
Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague 
Il tourne lentement vers elle son oeil vague ;
Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur 
Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt
Dans un divin baiser, et le flot qui murmure 
De son écume d'or fleurit sa chevelure. 
- Entre le laurier rose et le lotus jaseur 
Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur 
Embrassant la Léda des blancheurs de son aile ;
- Et tandis que Cypris passe, étrangement belle, 
Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins, 
Etale fièrement l'or de ses larges seins 
Et son ventre neigeux brodé de mousse noire, 
- Hèraclés, le Dompteur, qui, comme d'une gloire 
Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion, 
S'avance, front terrible et doux, à l'horizon !
Par la lune d'été vaguement éclairée
Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée
Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,
Dans la clairière sombre où la mousse s'étoile,
La Dryade regarde au ciel silencieux.... 
- La blanche Séléné laisse flotter son voile,
Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
Et lui jette un baiser dans un pâle rayon... 
- La Source pleure au loin dans une longue extase...
C'est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase,
Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé. 
- Une brise d'amour dans la nuit a passé, 
Et, dans les bois sacrés, dans l'horreur des grands arbres, 
Majestueusement debout, les sombres Marbres, 
Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid, 
- Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !


Bal des pendus

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins
Les maigres paladins du diable
Les squelettes de Saladins.

Messire Belzébuth tire par la cravate 
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel, 
Et, leur claquant au front un revers de savate, 
Les fait danser, danser aux sons d'un vieux Noël ! 

Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour 
Que serraient autrefois les gentes damoiselles, 
Se heurtent longuement dans un hideux amour.

Hurrah ! les gais danseurs, qui n'avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop ! qu'on ne sache plus si c'est bataille ou danse !
Belzébuth enragé racle ses violons !

Ô durs talons, jamais on n'use sa sandale !
Presque tous ont quitté la chemise de peau :
Le reste est peu gênant et se voit sans scandale. 
Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :

Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées, 
Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mélées, 
Des preux, raides, heurtant armures de carton

Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant des forêts violettes :
A l'horizon, le ciel est d'un rouge d'enfer...

Holà, secouez-moi ces capitans funèbres 
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés 
Un chapelet d'amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés !

Oh ! voilà qu'au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou 
Emporté par l'élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou, 

Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque 
Avec des cris pareils à des ricanements, 
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements. 

Au gibet noir, manchot aimable, 
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins. 


Vénus Anadyomène

Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates :

L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe.....

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus;
- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.


Les reparties de Nina

Lui 
- Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions,
Ayant de l'air plein la narine,
Aux frais rayons

Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour ?...
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet d'amour

De chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir des chairs :

Tu plongerais dans la luzerne
Ton blanc peignoir,
Rosant à l'air ce bleu qui cerne
Ton grand oeil noir,

Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou :

Riant à moi, brutal d'ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela, - la belle tresse,
Oh ! - qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
O chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur,

Au rose églantier qui t'embête
Aimablement :
Riant surtout, ô folle tête,
A ton amant !....

- Ta poitrine sur ma poitrine,
Mêlant nos voix
Lents, nous gagnerions la ravine,
Puis les grands bois !...

Puis, comme une petite morte,
Le coeur pâmé,
Tu me dirais que je te porte,
L'oeil mi fermé..

Je te porterais, palpitante,
Dans le sentier :
L'oiseau filerait son andante :
Au Noisetier...

Je te parlerais dans ta bouche :
J'irais, pressant
Ton corps, comme une enfant qu'on couche,
Ivre du sang

Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
Aux tons rosés :
Et te parlants la langue franche....
Tiens !... - que tu sais...

Nos grands bois sentiraient la sève
Et le soleil
Sablerait d'or fin leur grand rêve
Vert et vermeil.

Le soir ?... Nous reprendrons la route
Blanche qui court
Flânant, comme un troupeau qui broute,
Tout à l'entour

Les bons vergers à l'herbe bleue
Aux pommiers tors !
Comme on les sent tout une lieue
Leurs parfums forts !

Nous regagnerons le village
Au ciel mi-noir ;
Et ça sentira le laitage
Dans l'air du soir ;

Ça sentira l'étable, pleine
De fumiers chauds,
Pleine d'un lent rythme d'haleine,
Et de grands dos

Blanchissant sous quelque lumière ;
Et, tout là-bas,
Une vache fientera, fière,
A chaque pas...

- Les lunettes de la grand'mère
Et son nez long
Dans son missel : le pot de bière
Cerclé de plomb,

Moussant entre les larges pipes
Qui, crânement,
Fument : les effroyables lippes
Qui, tout fumant,

Happent le jambon aux fourchettes
Tant, tant et plus :
Le feu qui claire les couchettes
Et les bahuts.

Les fesses luisantes et grasses
D'un gros enfant
Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
Son museau blanc

Frôlé par un mufle qui gronde
D'un ton gentil,
Et pourlèche la face ronde
Du cher petit.....

Que de choses verrons nous, chère,
Dans ces taudis,
Quand la flamme illumine, claire
Les carreaux gris !... 

- Puis, petite et toute nichée
Dans les lilas
Noirs et frais : la vitre cachée,
Qui rit là-bas....

Tu viendras, tu viendras, je t'aime !
Ce sera beau.
Tu viendras, n'est-ce pas, et même...

Elle
- Et mon bureau ?


Les Effarés

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,
A genoux, cinq petits, - misère ! -
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond...

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l'enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein.
Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain ;

Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons ;
Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre, !
- Qu'ils sont là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,

Mais bien bas, - comme une prière….
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert
- Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
- Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver…..


Roman

I
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants!
- On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bons dans les bons soirs de juin!
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière;
Le vent chargé de bruits, — la ville n’est pas loin, 
-A des parfums de vigne et des parfums de bière…
II
- Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! — On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…
III
Le coeur fou Robinsonne à travers les romans, 
- Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père…
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…
IV
Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. — Vos sonnets la font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
- Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire…!
- Ce soir-là,…— vous entrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks et ou de la limonade…
- On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.



Second cahier


Rêvé Pour l'hiver

À *** Elle.

L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l'oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée...
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou...

Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête,
- Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
- Qui voyage beaucoup...


Le Dormeur du Val

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, lèvre bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


Au Cabaret-Vert, 
cinq heures du soir

Depuis huit jours j'avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J'entrais à Charleroi.
- Au Cabaret-Vert : je demandais des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. - Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

- Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure ! –
Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d'une gousse
D'ail, - et m'emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un sole[rayon] de soleil arriéré


La Maline

Dans la salle à manger brune, que parfumait
Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
Je ramassais un plat de je ne sais quel met
Belge, et je m'épatais dans mon immense chaise.

En mangeant, j'écoutais l'horloge, - heureux et coi.
La cuisine s'ouvrit avec une bouffée,
Chaude, - Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée

Puis, tout en promenant son petit doigt tremblant
Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,

Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m'aiser ;
- Puis, comme ça, - bien sûr, pour avoir un baiser, -
Tout bas : « Sens donc, j'ai pris une froid sur la joue... »


L'éclatante victoire de Sarrebrück

Remportée aux cris de vive l'Empereur ! 

Au milieu, l'Empereur, dans une apothéose
Bleue et jaune, s'en va, raide, sur son dada
Flamboyant ; très heureux, - car il voit tout en rose,
Féroce cpmme Zeus et doux comme un papa ;

En bas, les bons Pioupious qui faisaient la sieste
Près des tambours dorés et des rouges canons,
Se lèvent gentiment. Pitou remet sa veste,
Et, tourné vers le Chef, s'étourdit de grands noms !

A droite, Dumanet, appuyé sur la crosse
De son chassepot, sent frémir sa nuque en brosse,
Et : « Vive l'Empereur ! ! » - Son voisin reste coi...

Un shako surgit, comme un soleil noir... - Au centre,
Boquillon rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
Se dresse, et, - présentant ses derrières - : « De quoi ?... »


Le Buffet

C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;

Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand-mère où sont peints des griffons ;

- C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.

- O buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires.


Ma Bohême (Fantaisie)

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied tout près de mon coeur !

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Parcours : Emancipations créatrice


Le Cahier de Douai contient les émancipations du poète. S'émanciper signifie dans un premier temps, se révolter contre sa famille, l'ordre social, religieux, politique, elle traduit également la volonté chez Rimbaud de  créer une langue poétique nouvelle.
"Emancipations" est au pluriel. En effet, Rimbaud se libère, s'émancipe à différents niveaux. L'émancipation est par conséquent une rupture avec son milieu socio-culturel.
Mais en quoi ces émancipations sont-elles créatrices ?
Lorsque la poésie devient un mode de vie comme c'est le cas de Rimbaud.
Les diverses émancipations de Rimbaud le conduisent à une nouvelle manière d'aborder et de concevoir l'art. Le poète est à l'origine d'un mouvement libérateur en poésie car il va rompre avec les contraintes formelles d'écriture pour de nouvelles formes poétiques et  une redéfinition du langage.
La force créatrice du poète se situe entre tradition et innovation.
Le sonnet occupe une place importante dans l'héritage poétique de Rimbaud.
Cependant, les ruptures sont nombreuses.
On peut noter le mélange les tonalités, une rupture dans la versification avec des rimes croisées plutôt qu'embrassées, des rimes libérées des contraintes formelles d'écriture, une ponctuation libre, de nombreux tirets, points de suspension, un rythme brisé.
L'émancipation poétique permet une langue nouvelle.
L'émancipation poétique est une nouvelle parole poétique audacieuse et fidèle à la personnalité de Rimbaud qui devient "voyant". La syntaxe évoque le mouvement, les couleurs dominent, les sensations se correspondent -synesthésies.